Adeline dans l'eau

« Sept existences de femmes, dont les événements s’enchaînent depuis la révolution jusqu’à nos dernières décennies, comme les séries de grains d’un mystérieux chapelet porteur d’une malédiction.  »

Jeune mystique dévouée à la vie religieuse, dans la France pré-révolutionnaire, Adeline se heurte à la dépravation des mœurs dans les couvents, tombe enceinte « inexplicablement » et se suicide dans la Seine, à Paris.

S’en suivent des scènes oniriques post-mortem, à la mesure de l’imaginaire d’Adeline, qui ne cesse de « vivre », hélas, et qui poursuit son projet. C’est l’engrenage d’une transmigration informelle, scellée par une sorte de malédiction liée à l’existence d’un mystérieux chapelet.

Adeline renaît un peu plus tard sous le nom d’Adèle, jeune aristocrate mariée à un noble révolutionnaire qui se compromet dangereusement et qu’elle tente de faire libérer par des moyens peu licites, puis sous celui d’Adélaïde, épouse de bonne famille sous la restauration aux prises avec l’existence étriquée, étouffante, des milieux mondains. Etrangement marquée par la noyade qui écourte ses vies successives, on la verra renaître en Adélie, fille facile puis soubrette à Fontainebleau sous le second Empire, finalement modèle d’un sculpteur raté ; en Adéloïse, fille de pauvres logée sous les combles à l’époque d’Haussmann ; en Adelphie, jeune dactylographe abusée par un chef d’entreprise stylé mais compromis dans une large affaire de proxénétisme, dans l’après-guerre ; en Adeline, enfin, étudiante brillante des années soixante-dix, qui bouclera lucidement la boucle de la malédiction.

Ces existences successives ne connaissent pas de rupture. A elles succèdent, invariablement, les expériences post-mortem, comme des rétributions provisoires et de nouvelles orientations. Avec ce que comporte d’irrationnel, d’incongru, de percutant, l’esprit des rêves à de nouvelles vies.

Une phrase, placée en exergue, extraite d’un livre de la Bible, suffit à résumer le destin d’Adeline et en donne la clef :

“Si tu achètes un esclave hébreu, il te servira durant six années ; à la septième, il sortira libre sans rien te donner.” (Exode ; 21. 2)

En apparence conçu comme une suite de nouvelles, ce roman adopte le modèle de la variation, sans rupture ni omission d’aucune sorte dans la succession de sept existences féminines qui s’enchaînent comme les perles d’un mystérieux chapelet. C’est que Dieu, là-dedans, a finalement son mot à dire…

Genre Littéraire :
Roman social, initiatique
Éditeur :
Éditions Publibook, Paris
https://www.publibook.com

Parution : 2010
ISBN : 978-2-7483-5870-4
Format : 14 x 20 cm
Nombre de pages : 242

Version papier : 22 €
Version numérique aux formats PDF et EPUB  : 3,49 €

Extrait

          Adeline Delahague naquit le huit septembre mille sept cent trente-sept, jour de la Nativité de Notre-Dame. Son père, Maurice Delahague, occupait une fonction honorable dans l’intendance de la Maison royale et sa mère, couturière, effectuait de constantes allées et venues entre Paris et Versailles  ; Adeline fut confiée à une nourrice qui l’éleva jusqu’à l’âge de cinq ans, avant d’être mise en pension chez les Filles de l’Ordre de la Trinité où elle reçut une éducation convenable. Ses parents veillèrent à ce qu’elle ne manquât de rien et surent se montrer généreux envers le couvent qui l’accueillait afin que leur fille fût traitée et instruite avec les meilleurs égards. Ils lui rendirent des visites régulières durant lesquelles ils la comblaient de sucreries et de gâteaux, de nouvelles robes confectionnées par l’atelier maternel, l’interrogeaient sur ce qu’elle avait récemment appris et la promenaient quelquefois, lorsque le temps le permettait, jusqu’aux berges de la Seine.

          Adeline était une enfant chétive et pâle, qui ne montrait aucun empressement à vivre. Sans être malheureuse ou languissante, elle partageait rarement les jeux de ses compagnes souvent plus âgées qu’elle, ne cherchait pas à se distraire et pouvait demeurer à rêver des heures entières sans s’occuper. Les religieuses Mathurines qui avaient la charge de son éducation s’attachèrent à cette nature affable et peu encline à se confier comme on s’attache à un objet précieux dont on ignore le prix ; la plus vieille d’entre elles, sœur Marguerite, l’aima beaucoup. Ce fut cette dernière qui lui apprit à lire, à écrire, à coudre et à broder de vieux vêtements que l’Ordre destinait aux pauvres ; durant ces occupations ordinaires, la religieuse scrutait le caractère énigmatique de la jeune pensionnaire sans pouvoir véritablement percer le secret de ses silences, de ses sourires soudains et furtifs, de cette manière qu’elle avait parfois de fixer avec insistance une sœur qui travaillait dans l’entourage, de soutenir un regard, sans insolence mais par une sorte de curiosité irréfléchie.

          Adeline, en vérité, s’éveillait très lentement aux réalités et cette lenteur avait en soi quelque chose de prudent, d’opiniâtre, de progressif dans sa façon d’appréhender le monde tout en gardant par devers lui les plus grandes distances. Ses jeux étaient secrets et solitaires. Avec sœur Marguerite, elle confectionnait des poupées de chiffon, et dans le jardinet enclos par les bâtisses du couvent, elle traçait au sol d’imaginaires et somptueuses demeures fermées par des murailles en disposant en ligne des cailloux et des bâtons. Elle n’aimait pas que ses compagnes vinssent la déranger dans ses rêveries intimes et s’il advenait qu’une intruse s’immisçât, elle les abandonnait aussitôt et s’occupait autrement. Adeline ne marquait pas ostensiblement sa méfiance vis-à-vis d’autrui mais pratiquait un art discret de l’esquive sans jamais se départir de sa douceur, ce qui à la fois la rendait insaisissable et excitait l’envie de la saisir. Les conséquences de cette attitude pouvaient la flatter ou l’ennuyer ; Adeline, au fil des années, se ressentait comme la dépositaire d’une vérité qui naissait en elle, se formait, prenait corps, et que d’instinct elle protégeait. Le calme de la pension, les lectures religieuses et les pieuses réflexions de ses éducatrices favorisaient cette éclosion ; le monde l’aurait contrariée.

          Le monde d’ailleurs l’inquiétait. L’enfant n’avait de ses parents qu’une image imprécise de personnes très affairées, lointaines propriétaires de son nom, de son corps, de son vêtement, de son apparence en somme, mais nullement de son âme qu’elle tenait cachée. Les cadeaux qu’elle recevait lors des visites ne lui procuraient aucune émotion ; s’il s’agissait de sucreries, elle s’empressait de les distribuer aux autres pensionnaires comme si le fait d’accepter quelque douceur étrangère eût comporté un danger. Mais les sorties du couvent lui étaient fort pénibles ; la ville lui paraissait sale, hostile, arrogante, misérable ; sur les visages de la rue, elle ne voyait que la rudesse, les mines louches, les rires grossiers, jusqu’à l’eau de la Seine qui lui semblait charrier comme une vieille soupe froide et sûre, la masse des humeurs mauvaises et des ordures de Paris.

          Sur maintes allusions de ses parents, elle prévoyait qu’un jour il lui faudrait quitter l’ambiance recueillie du couvent pour épouser cet univers criard qu’elle ne pouvait assimiler. Rentrée de ses promenades et laissée seule, elle allait au jardin et se terrait sous les branches basses des arbustes qui longeaient le mur, imaginant mille solutions naïves pour éviter l’échéance redoutable.

          — Cette enfant est curieuse, disait souvent la mère supérieure.

          — Elle porte Jésus dans son cœur, lui répondait sœur Marguerite.

          La vérité était sans doute aussi simple que cela. Quoique la préoccupation d’Adeline fût estimée précoce, on l’admit simplement. Sa docilité aux études, l’enthousiasme qu’elle manifestait à suivre les offices ou à faire pénitence, tout inclinait les sœurs à la juger disposée à la vie religieuse. Elle se prit en outre d’une véritable passion pour les chants liturgiques ; sa voix, encore enfantine, témoignait d’une acuité auditive remarquable et força même l’admiration de quelques prélats de passage.

 

          Le couple Delahague fut entretenu plusieurs fois par la prieure des Mathurines au sujet des dispositions évidentes de leur fille mais demeura sur la réserve, remettant à plus tard toute décision sur son avenir. Néanmoins, comme s’il voulait signifier par là que le projet des religieuses le contrariait, il se montra soudain moins généreux envers l’ordre puis se limita strictement au paiement de la pension.

          Adeline allait sur ses douze ans lorsque son père la retira du couvent de l’Ordre de la Trinité pour la conduire chez les Filles de l’Union chrétienne. Le prétexte donné par Maurice Delahague fut qu’Adeline devait s’ouvrir à une vie plus mondaine avant de choisir l’existence à laquelle elle désirait se vouer, et qu’une communauté séculière convenait mieux à cet effet. On sut par la suite que la sœur de monsieur Delahague dirigeait depuis peu l’organisation fondée jadis par Saint Vincent de Paul. Il n’était pas douteux qu’en ces conditions le choix d’Adeline serait  mieux orienté.

          L’enfant fit ses adieux à sœur Marguerite et à la supérieure du couvent avec au cœur la douleur de celle qu’on retire à ses parents. Mais comme à son habitude, elle dissimula sa peine par des regards absents ou indolents qui circulaient parmi les choses et les êtres sans vouloir se poser. Sœur Marguerite qui lisait dans cette âme comme un aveugle lit dans un livre connu et retenu par cœur, ne put s’empêcher d’écraser deux larmes aux coins de ses vieilles paupières après l’avoir embrassée. La supérieure lui fit cadeau d’un chapelet de buis…