Le serpent dans le jardin

« Une principauté d’Europe orientale, au XIXème siècle, où domine une atmosphère de complot et de coup d’état entre légitimistes et partisans, autour d’une princesse étrangère que tout désigne à la vindicte judiciaire. »

Dans une prison à la mesure des folies de Piranèse, une âme fière se débat au procès d’une pensée commune et par les longs couloirs d’une procédure alambiquée qui mène à sa distillation.
Peut-on demeurer simple et vrai parmi la corruption et l’habileté des mises en scènes qui nous font achopper ?

Helena d’Avallsjörne, insulaire de nature, ignore beaucoup de la terre ferme où toute chose est convenue, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il est un temps pour provoquer, un autre pour séduire et abdiquer.

Genre Littéraire :
Fiction historique
Éditeur :
Éditions Publibook, Paris
https://www.publibook.com

Parution : 2012
ISBN : 9782748398458
Format : 14 x 20 cm
Nombre de pages : 298

Version papier : 22 €
Version PDF : 11,50 €

Extrait

            Vingt-et-un septembre, de l’année 1828 sans doute, un peu avant la minuit. Une voiture franchit le portail de l’ancien Palais royal et traverse la cour anciennement baptisée cour d’honneur. Elle s’immobilise. L’une des portières s’ouvre ; la voix du cocher se fait entendre ; un officier descend, suivi d’une silhouette féminine puis d’un second officier.

            — Retournez à la chancellerie, dit quelqu’un.

            Précédée de son escorte, la voiture s’avance, prend son virage et rejoint la porte du boulevard, laissant ses passagers devant l’escalier monumental de l’entrée. Une pluie fine et froide mouille l’air de la nuit.

            C’est un bâtiment étrange ; pour être plus précis, un complexe architectural que les années et les époques ont agrandi, modifié, rendu… complexe. De renaissance tardive, voire très tardive, il s’y mêle des influences byzantines encore discernables par la présence d’une coupole centrale, construite sur pendentifs, la seule qui subsiste. Pour le reste, des verrières modernes ont remplacé les dômes secondaires effondrés. On distingue en façade, parmi les armoiries de stuc dévorées par le temps, quelques motifs ottomans.

 

            Les trois ombres gravissent sans bruit les marches jusqu’au perron ouvert pour passer le guichet ; elles débouchent dans un hall dont l’immensité peut se deviner à la résonance des pas sur le sol dallé. Non loin de la porte principale, le guichetier somnole dans le halo d’une lampe en veilleuse ; son bureau, installé sur une estrade au milieu d’un ensemble hétéroclite de casiers et de bancs empilés, donne l’aspect d’une réalité à l’abandon, glissant lentement vers l’oubli. Toute chose dort en cet endroit dans une ambiance de songe blafard et sans réelle densité.

            Au bruit que font les visiteurs en entrant, l’officier s’éveille. Avec indolence, fatigue, il se lève de son siège, contourne son bureau, descend de l’estrade et s’approche des nouveaux arrivants. C’est un homme assez menu dont la fonction a usé et rendu terne le regard. L’un des gardes lui tend un pli. Le guichetier, sans rien dire, le reçoit,  retourne à son bureau.

            Forçant la lampe à huile, s’aidant d’une loupe grossière, il consulte gravement la lettre cachetée ; il se saisit alors d’un registre qu’il feuillette longtemps avant d’y fixer son attention, de s’emparer d’une plume et d’y griffonner quelques mots.

            Il revient vers les visiteurs, muni d’un petit sac de toile ; s’adressant à celle qui fait l’objet d’une démarche aussi tardive, il déclare d’un ton morne :

            — Bonsoir, madame. Veuillez déposer, je vous prie, vos bagues, bracelets, collier, boucles, agrafes dans ce sac, ainsi que votre ceinture et vos chaussures. Le règlement l’exige.

            Docile, celle qu’on sollicite s’exécute. Elle ôte sans peine ses bagues, ses deux bracelets, son collier de perles blanches qu’elle abandonne dans le grossier sac de toile que l’homme lui présente ; de même, elle se défait de sa broche cerclée de rubis, de ses épingles nacrées, laissant descendre sa chevelure visiblement arrangée à la hâte. Enfin, elle déboucle sa ceinture puis se déchausse.

            Pieds nus, elle frissonne.

            Nulle expression ne marque son visage assez jeune ; elle paraît endormie, autant que l’officier, mais d’un autre sommeil plus léger et lointain à la fois. Le vieux guichetier noue le sac, accompagnant son geste d’un mouvement des mandibules, puis ramasse les chaussures avec une déférence inattendue et un peu ridicule. Ainsi chargé, il s’incline et s’en va.

            La jeune femme rajuste son manteau dégrafé ; elle attend, encadrée de ses gardes du corps. Alors elle ferme les yeux et vacille, prise d’ivresse, dirait-on ; il semble qu’elle cherche à dormir.

 

            Un peu plus tard, un autre officier apparaît, équipé d’une lanterne ainsi que d’un trousseau de clefs qui tintent au rythme de son pas inégal. L’homme s’approche du groupe ; sans même dévisager la nouvelle venue, il adresse aux gardes un signe bref, puis tournant aussitôt les talons il précède la troupe en claudiquant.

            L’escalier qu’ils gravissent est si large qu’on distingue à peine les rampes de pierre noyées dans l’ombre. Trop faibles pour illuminer un tel édifice, les veilleuses font surgir d’inexplicables constructions, des charpentes ou des pans de muraille, des arches qui les portent ou les épaulent sans apparente nécessité. Une forte odeur de moisissure et d’urine emplit l’air. Et çà et là, des relents de poutres calcinées.

            Au second palier, un passage voûté conduit à une passerelle de bois donnant accès à un second corps de bâtiment. Au-delà du martèlement des bottes, du bruit métallique des clefs, du grincement lointain d’une poulie de lanterne, dans l’espace sonore, il semble que se meuvent des fantômes captifs entraînant avec eux leurs fragments de mémoires. Des soupirs et des plaintes montent par intermittence des grilles d’un étage inférieur en échos plus réels. Tout est prétexte et occasion d’écoute dans un silence aussi ample.

            Et si l’on tend l’oreille, parfois on entend, entre les bruits de bottes, le frottement très doux d’un pied nu trébuchant.

            Après le passage d’une grille, la troupe croise la ronde avec laquelle elle échange de brefs saluts, puis s’enfile dans un corridor à pilastres pour déboucher sur une étroite et longue galerie bordée par intervalles d’une balustrade de pierre. Dépassant plusieurs cellules dont les entrées sont béantes, le porte-clefs s’arrête enfin devant l’une d’elles ; il se poste au garde-à-vous et attend. De même, les deux gardes du corps s’immobilisent en claquant des talons ; par la seule fixité de leur regard, ils désignent à la jeune femme l’entrée de la cellule. Elle y pénètre. La porte se referme sur elle en grinçant. Le porte-clefs fait tourner la serrure et pousse les verrous de fer.

 

            Elle demeure debout, dans l’ombre noire. Elle écoute le bruit déclinant des pas sur les dalles, quelques accents de voix, le tintement des clefs qui s’éloignent dans le silence. Seule, elle frissonne encore, puis se sent de nouveau gagnée par le sommeil. Le narcotique fait effet. A tâtons, elle recherche sa couche et découvre une paillasse rude. Elle s’y allonge, enveloppant ses pieds froids dans son manteau. Alors elle retrouve la nuit qu’une heure plus tôt elle a quittée.