SCENE 1 : Ishah feuillette un livre ; Mhintoheszaert travaille sur une liasse de factures.
MHINTOHESZAERT
Je ne sais pas ce qui m’a pris… D’habitude, j’ai horreur du désert. Le désert, c’est la mort, c’est l’ennui ; ça m’angoisse. Notez que l’an dernier, j’étais aux Antilles. Après le passage du cyclone. J’ai fait le Pérou dans la foulée ; je me suis dit : plus jamais. Trop de touristes, et trop d’américains. Vous aimez ça, les foules ?
ISHAH
Non.
MHINTOHESZAERT
Et le désert ?
ISHAH
Non plus.
MHINTOHESZAERT
Qu’est-ce que vous aimez alors ?
ISHAH
Je ne sais pas.
MHINTOHESZAERT
Vous aimez lire, au moins. C’est toujours ça. J’espère que je ne vous dérange pas ?
ISHAH
Oh, vous ne me dérangez pas.
MHINTOHESZAERT
Moi, la lecture, ça m’ennuie. J’ai tellement de choses à penser. Je suis ici pour négocier. On m’a conseillé cet hôtel. À vous aussi, on a conseillé cet hôtel ?
ISHAH
Oui.
MHINTOHESZAERT
À mon avis, c’est une affaire qui n’est pas rentable. Bon, je sais qu’il y a du mouvement en ville. Mais ça n’est pas une raison suffisante pour envoyer les gens en plein désert. Dans un hôtel désert. Vous trouvez ça normal ?
ISHAH
Non. Pas très normal, en effet.
MHINTOHESZAERT
Notez que l’endroit est reposant. Ça me calme les nerfs. Ah, pour ça !… La tranquillité est assurée. Le service irréprochable. La nourriture… acceptable. Champagne, truffes, caviar, Château Margot, foie gras. Bien. Très bien. Eau minérale, s’il vous plaît… Vous savez que l’eau minérale est hors de prix, ici ?
ISHAH
Oui, je m’en doute.
MHINTOHESZAERT
Et quatre-vingt pour cent d’humidité dans l’air… Avec la mer tout à côté, ça n’a rien d’étonnant. Moi, je supporte mal. L’eau, je la préfère en bouteille. L’autre jour, je suis arrivé à Bombay en pleine mousson. J’ai dû faire demi-tour sur la passerelle de l’avion… Tiens, voilà nos sportifs.
(Arrivent Pourrilliac et Daess, revenant de la piscine.)
POURRILLIAC
L’eau est excellente. Dépêchez-vous d’y aller ; dans une heure, ce sera intenable. Il fait déjà quarante-deux à l’ombre et j’ai l’impression que le thermomètre est bloqué.
DAESS (à lshah)
Vous n’allez pas vous baigner ?
ISHAH
Je n’ai pas de maillot de bain.
POURRILLIAC
Si ça n’est que ça, je vous en prête un. J’en ai deux.
ISHAH
Merci. Mais je n’en ai pas très envie.
(Arrive Stoffel).
STOFFEL
Mademoiselle Témâ… Téméanabreaz… c’est bien vous ? On vous demande à l’accueil, pour des formalités.
ISHAH
À l’accueil ? Bon, j’y vais. (Elle se lève et s’en va, laissant son livre sur la table.)
STOFFEL (la regardant s’éloigner)
Joli cul…
DAESS
Cette fille est bizarre. Elle passe ses journées à lire, et ses nuits à crier.
POURRILLIAC
Vous l’avez entendue crier ?
DAESS
Cette nuit encore, à trois heures du matin. Ça ressemblait au cri d’une bête en chaleur. Je ne plaisante pas. Ça me démangeait d’y aller.
POURRILLIAC
Moi, après le crime d’avant-hier, je m’enferme à clef et je me colle la tête sous l’oreiller. Stoffel, vous l’avez entendue ?
(Arrive Jarnaux).
STOFFEL
Non, pas vraiment. Mais à propos du crime, j’ai des nouvelles. Paraît que l’expert militaire a eu la gorge tranchée à l’arme blanche. Un couteau ébréché, à ce qu’on dit. L’hypothèse se confirme ; une bande de Bassariens se serait infiltrée dans l’enceinte de l’hôtel pour ramasser ce qui traînait. L’expert s’est trouvé nez à nez avec eux. Il avait une insomnie, le pauvre. Avec cette chaleur qu’il fait…
POURRILLIAC
Il faut les comprendre aussi. La ville est dans un état lamentable. On ne trouve plus d’eau potable et les ordures s’entassent dans les rues. La plupart des réservoirs ont été éventrés… Et puis, les magasins sont vides ; les enfants crèvent de faim et les médicaments sont hors de prix. Enfin, c’est pas tout ça. J’espère qu’ils vont assurer la protection de l’hôtel, maintenant.
JARNAUX
Quand vous verrez le président, vous lui demanderez pourquoi il cherche à faire de cette ville un cloaque.
POURRILLIAC
Ça fait trois mois que je réclame une interview. Soyez tranquille ; je ne vais pas le rater.
MHINTOHESZAERT
Vous le raterez comme les autres. Il se servira de vous. Moi, il me fait tourner bourrique avec mon lait. L’aéroport est encombré de stocks. Pendant ce temps-là, la population boit de l’eau sucrée.
JARNAUX
Il vous a dédommagé. Il vous a grassement dédommagé.
MHINTOHESZAERT
Je vous vois venir, Jarnaux. Si nous parlions de vos trafics de médicaments périmés ? De vos seringues qui ont déjà servi ? De votre antibiotique au rabais ?
JARNAUX
Vous savez, je suis les directives de mon gouvernement. Demandez donc à mademoiselle dans quel hôtel elle descendra. Où elle dînera avec son cher ami le président. Sans doute dans la grande salle à manger du palais présidentiel, au-dessus des caves où on torture les opposants.
POURRILLIAC
Je tendrai l’oreille.
JARNAUX
J’étais spécialiste des oreilles, il y a dix ans. L’oreille, vous savez, est un organe intelligent. Un organe qui se dresse ou qui devient sourd selon les intérêts du moment. Les gens ont tort de n’y voir qu’un réceptacle passif. Qu’en pensez-vous, Stoffel ?
STOFFEL (feuilletant le livre d’lshah)
Rien. Dans ma profession, je ne m’occupe jamais des oreilles.
DAESS
On devrait aussi masser les oreilles. Tenez, si vous nous faisiez la lecture… Ça nous distrairait un peu.
STOFFEL (lisant le titre du livre)
Le Minotaure… catalogue iconographique d’Albert Martin. Martin, ça vous dit quelque chose ? Je connaissais Arthur…
DAESS
N’étalez pas votre culture, Stoffel.
STOFFEL (poursuivant)
Chapitre premier. Labyrinthes et dédales… Notice, références… On confond ordinairement labyrinthe et dédale, deux espaces imaginaires en apparence identiques mais aux finalités radicalement divergentes. Si le labyrinthe est l’image d’un cheminement aux détours multiples et susceptible de parcourir la totalité d’un espace donné sans jamais manquer son but, le dédale au contraire occupe ce même espace en offrant des chemins multiples et des impasses dans le dessein d’égarer.
MHINTOHESZAERT
Pour moi, c’est du pareil au même.
STOFFEL
Pour moi aussi… (reprenant sa lecture 🙂 Quoique l’espace désigné soit dans les deux cas une image de la vie, labyrinthe et dédale n’ont pas les mêmes référents culturels. Au premier s’attache la notion de connaissance acquise, voire d’ascèse initiatique ; au second, celle d’ignorance et d’errance sous la menace d’un danger permanent… (Se tournant vers Daess 🙂 Vous voilà édifié.
POURRILLIAC
Je me demande ce qu’elle fabrique ici. Vous savez d’où elle vient ?
MHINTOHESZAERT
Elle était là quand je suis arrivé. Avec ce même bouquin. Depuis qu’on a fermé les universités…
POURRILLIAC
C’est une gosse de riche. Y a plus urgent que de s’occuper de ces bêtises.
JARNAUX
Qu’est-ce qui est le plus urgent dans la vie ?
DAESS
C’est une devinette ?
POURRILLIAC
Pour moi, le plus urgent, c’est de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme.
DAESS
Pour moi, c’est de baiser. (À Pourrilliac 🙂 Avant-hier, vous ne me contredisiez pas.
POURRILLIAC
Vous pouvez la fermer deux minutes ?
STOFFEL
Moi, je la trouve bizarre aussi. Elle a quelque chose qui lui trotte dans la cervelle, c’est évident.
DAESS
Couchez avec et vous le saurez.
JARNAUX
Ça me rappelle que l’expert la draguait. Qu’est-ce qu’il pouvait être collant celui-là ! Avec un verre dans le nez… Un vrai chewing-gum. Elle n’arrivait plus à s’en dépêtrer.
POURRILLIAC
Vous croyez qu’elle aurait…
STOFFEL
Attention, la voilà….