Relation singulière de l'histoire de la belle et la bête
Sur le récit de Madame Leprince de Beaumont (1740), après l’œuvre de Cocteau (1946), la version plus intimiste, cruelle, fantasque, d’une histoire qui intrigue.
Madame Leprince de Beaumont écrivit en 1740 un conte pour enfants. Quelques pages, en vérité. Cocteau en tira un film en 1946, qui connut un certain retentissement. Depuis, et récemment, le thème a été largement exploité.
Il ne s’agit pas ici d’un roman, mais plutôt d’une fantaisie romanesque laquelle, partant rigoureusement des prémisses du conte, se pose la question du pourquoi.
Une princesse accepte, pour sauver l’honneur et la prospérité de son père, d’accompagner une année durant, un… une… entité improbable, instable, mouvante, dont l’existence même peut être contestée.
On songe au « ça » de Freud et de Groddeck, dans un dialogue réputé impossible avec l’âme humaine. Dans un décor de château, de jardins somptueux, de dîners aux chandelles, avec des fantasmagories, des incongruïtés surgissant de partout, en dépit de toute espérance, le dialogue se lie enfin, et dénoue, maille après maille, tous les nœuds de l’âme humaine.
Conçu littérairement dans un style et une matière qui empruntent largement au médiéval, les arguments résonnent parfois d’accents modernes. C’est que l’on peut s’attendre à tout dans cet univers-là.
Genre Littéraire :
Fantaisie romanesque
Éditeur :
Éditions Publibook, Paris
https://www.publibook.com
Parution : 2011
ISBN : 9782748372199
Format : 14,5 x 21 cm
Nombre de pages : 172
Version papier : 20 €
Version PDF: 10,50 €
Extrait
Le roi pénètre dans ses appartements, renvoie son chambellan, demande à n’être dérangé sous aucun prétexte. Il rajuste son pourpoint et les manchettes de sa fine chemise, redresse le talisman qui orne son poitrail large, puis s’avance vers l’antichambre au fond de laquelle brûle un grand feu.
Sept femmes attendent, silencieuses, disposées comme des statues autour de l’âtre. Somptueusement vêtues de velours brodés d’or, elles sont jeunes, toutes plus jolies les unes que les autres. Dès son apparition, leurs regards se tournent et le toisent avec indifférence. Le roi se plante derrière elles et l’on peut deviner dans ses yeux une satisfaction mêlée de gêne.
Il approche un fauteuil et ferme ainsi le cercle autour de l’âtre. Il sourit faiblement, puis dit d’une voix mal assurée :
— Je suis bien aise de vous voir toutes auprès de moi. Cela fait si longtemps…
La phrase meurt dans le silence. Les flammes crépitent.
L’une des femmes soupire :
— Ce n’est pas pour le plaisir de nous voir assemblées que vous nous avez fait venir de si loin, n’est-ce pas ? Aussi, père, vous déciderez-vous à nous expliquer…?
Le roi hésite, caressant son menton de ses doigts charnus et lourds de bagues.
— Non, dit-il. Bien que ce plaisir vaille tous les autres…. – il hésite encore. Non, mes chères filles ; c’est pour une tout autre raison. Une raison fort étrange, que moi-même ai peine encore à entendre. A admettre. A… envisager.
— Etrange ? demande l’une des femmes.
— Oui, étrange ; Vastalie. Très étrange. Et à ce point étrange que je me demande si je n’ai pas rêvé.
Le roi laisse planer un nouveau silence et, décidément, ne semble pas pouvoir s’éveiller de cette chose fort étrange qu’à présent sept regards s’apprêtent à dépecer. Il enfouit son visage dans ses mains puis se redresse avec effort et commence :
— Voilà, mes chères enfants. Cela s’est produit il y a moins d’un mois. Nous chassions le cerf blanc, suivant la coutume, dans la forêt de l’Autrepas. Ce domaine est immense, vous le savez ; mais j’en connais tous les détours, les taillis, les vallons, les sources et les essences d’arbres, comme si cette forêt était… en moi.
Pourtant 1’animal nous entraîna si loin ce jour-là, que nous nous dispersâmes et que bientôt je me trouvai seul. Je songeai alors à regagner le château, car le soir venait et je n’entendais plus les cris de la meute. J’allais au trot, par un chemin très bien connu de moi, lorsque brusquement j’eus le sentiment que la forêt s’épaississait et que j’y chevauchais pour la première fois. Cette impression, diffuse tout d’abord, m’inquiéta vite. Tout ce qui m’était familier, me devenait tout à coup étranger comme si j’en avais perdu toute mémoire. Je fis galoper mon cheval car le chemin, j’en étais sûr, menait au château. Pourtant, cette certitude disparut à son tour ; et l’ombre à présent dérobait les sous-bois. Le ciel se violaçait ; tout était calme, sans même un cri d’oiseau.
Je m’arrêtai alors et descendis de ma monture, pour tenter de comprendre, de m’éveiller peut-être d’un rêve inopportun. Marchant un peu dans ce qui m’apparaissait de plus en plus comme un domaine mystérieusement surgi de la nuit, j’aperçus soudain derrière un rideau d’arbres une large grille entrouverte. Je m’avançai stupéfait jusqu’à celle-ci et découvris alors qu’elle donnait sur un parc immense, faiblement éclairé par les reflets de la lune. A ma grande stupeur, je vis se profiler au fond du parc la silhouette imposante d’un château somptueux. J’étais au comble de l’étonnement. Cette forêt faisait partie de nos domaines depuis tant de générations et à ma connaissance, aucun seigneur, aucun baron n’y avait élu domicile.
Je décidai malgré mon inquiétude d’éclaircir ce mystère et empruntai l’allée centrale. Le parc était magnifiquement entretenu ; les fleurs l’embaumaient encore de leurs parfums diurnes, et mon regard fut bientôt attiré par un splendide buisson de roses. L’une d’elles, quoique fermée, me sembla belle entre toutes ; je la cueillis machinalement, peut-être pour m’assurer que je ne rêvais pas. Mal m’en prit ! A cet instant, une voix énorme et monstrueuse, surgie d’on ne sait où, se mit à rugir :
— Impudent ! Qui donc te permet de prendre ce qui ne t’est pas dû ?
Je ne suis pas un poltron, mais j’avoue qu’alors peu s’en fallut que je ne défaillisse. Je balbutiai :
— Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
— Que t’importe ? répondit la voix monstrueuse. Je suis le maître de ce domaine. Voilà quarante-sept années que tu chevauches sur mes terres sans t’en apercevoir !
— Pardonnez-moi, messire… repris-je, sans vouloir offenser cet inconnu que je ne voyais même pas ; mais il me semble que jusqu’à présent, le roi de ce domaine… c’est moi.
Un rire dément roula dans la nuit comme un grondement de tonnerre.
— Tu n’es que le roi des apparences ! rugit enfin la voix. Et je devrais te punir de mort pour avoir osé cueillir cette rose. Mais soit, je serai clément pour cette fois et même te la laisserai emporter si, en échange… tu me laisses ta femme pour le temps d’une année.
Décontenancé par ce marché aussi sordide que ridicule, je m’empressai de répondre :
— Hélas, messire, mon épouse est morte en mettant notre dernière fille au monde.
— Tu t’esquives, ô souverain des apparences, reprit la voix terrible. Mais qu’à cela ne tienne ! Apporte-moi donc l’une de tes filles avant la prochaine lune.
— C’est impossible… bredouillai-je. Qu’espérez-vous lui faire ?
— Rien qui ne lui déplaise ; je t’en fais le serment. Si tu n’acceptes pas mon offre, tu ne franchiras pas vivant la grille de ce parc.
Aussitôt, je calculais en moi que je pouvais feindre d’accepter ce marché et m’enfuir ; mais 1’inconnu débusqua mes intentions comme s’il lisait dans mes pensées :
— Attention, roi ! Si tu es fourbe, tu mourras et ton royaume s’effondrera ; tu apprendras à tes dépens que rien ne résiste à ma réprobation.
— C’est entendu, répondis-je. A mon tour, je vous fais le serment d’amener ici même 1’une de mes filles, avant 1a nouvelle lune. Mais il me faut d’abord les consulter.
— Eh bien va ! reprit la voix. Et tâche d’être convaincant !
Je pus enfin sortir du parc par la grille qui se referma mystérieusement sur moi et qui sembla s’évanouir dans la nuit. Retrouvant mon cheval, je repris mon chemin lequel, peu à peu, me redevint familier. C’est à l’aube que j’atteignis le château, tenant toujours en main cette rose laquelle, à ce jour, m’interdit encore de croire que j’aie pu rêver…